Un projet collectif baptisé du nom tutellaire « DEMENY »
- pour de nouvelles exigences scientifiques et critiques -
Préambule
Christian Pociello nous a fait non seulement l'honneur et le plaisir de contribuer à l'élaboration de cette ressource mais, plus encore, il nous propose ici un texte
permettant de mieux saisir la personnalité riche et complexe de Georges Demenÿ et ainsi de comprendre pourquoi cette « histoire interactive de l'éducation physique » a été
baptisée « Projet Demenÿ ». Ces travaux de recherche (Pociello, 1999) en faisaient incontestablement la personne la plus indiquée pour cela. Nous ne pouvons que saluer
cette heureuse initiative. Qu'il soit ici, par ces quelques phrases, chaleureusement remercié.
Parce qu'on ne manque jamais d'assigner au corps humain une destination, une « vocation » voire même un « salut » ; celui-ci ne peut guère
« être objet de connaissance sans susciter de jugements de valeur ». Aussi l'éducation physique contracte-t-elle, sur le temps long de son histoire, une importante
dette à l'égard des doctrines philosophiques. Ce fut le mérite de Jacques Ulmann (Ulmann, 1965) d'avoir assez remarquablement souligné combien elle fut longtemps portée, supportée, voire
même parfois emportée, par leurs divers courants.
Par ailleurs, parce que le corps humain est aussi « le premier et le plus naturel des instruments de l'homme », il fut fort justement présenté par l'anthropologie de
Marcel Mauss, dès 1934 : « comme l'outil et le moteur de toutes ses techniques ». Aussi les actes traditionnels les mieux ajustés et les plus efficaces de l'Homme
(« techniques du corps » au sens fort) sont-ils devenus déjà, dans les profondeurs des âges « Premiers », matières de transmission gestuelle
traditionnelle entre générations ? Aussi les gestes techniques ont-ils fait, de tous temps, l'objet d'une « éducation » ; tours de main qualifiés et répertoriés et
transmission traditionnelle de ces techniques jugées les plus efficaces et productives.
D'abord composés de praticiens et de « techniciens » (venus de la gymnastique puis des sports), les cadres de l'éducation physique (comme d'ailleurs leurs premiers
formateurs venus de l'Ecole de Joinville) ont pu faire de cette éducation le répertoire de ses « méthodes » et de ses techniques d'excellence à transmettre. D'autant
que les sports forment, en France, après les années 1970, le véritable socle de cette éducation, sa matière première principale et ses moyens privilégiés d'actions d'influence ; appelant
désormais la définition d'apprentissages raffinés et de « transpositions didactiques ».
Avec « l'universitarisation » des formations en « Sciences et techniques des activités physiques et sportives » après 1980, tout un Corps professionnel
s'est trouvé tout à coup soumis à de nouvelles exigences. Notamment à l'égard de l'analyse historique et scientifique des diverses méthodes d'éducation physique comme au regard de l'examen
de la fluctuation sociopolitique de leurs multiples enjeux. Cette intégration universitaire a ouvert plus largement ses chantiers, enrichi indéniablement ses contenus d'enseignement et, en
poussant les feux de ses activités de recherche propres, découvert de nouveaux objets et précisé de nouveaux enjeux. Or cette jeune et curieuse formation est l'une des rares
« discipline » (pluridisciplinaire) jamais instituée dans le cadre universitaire.
Du fait de l'extrême variété de ses objets d'études et de recherches, les sciences
biomécanique et physiologique ; psychologique et sociologique… y furent tour à tour mobilisées pour soumettre ces divers « objets sportifs » (gestes, efforts et exploits ;
enjeux, effets, impacts…) à leurs éclairages respectifs ; sans qu'aucun d'eux ne puisse être valablement congédié. Cette formation universitaire fut donc conduite à intégrer, en son sein,
les deux ordres de la pensée scientifique ; à savoir l'ordre de la « pensée expérimentale » (propres aux sciences physiques et bio-physiologiques) et l'ordre de la
« pensée interprétative » (des sciences historiques et sociales). Ce qui fait l'originalité et aussi l'intérêt de cette pluridisciplinarité ne manque pas de produire,
en son Corps même, des tensions et des conflits, suscitant des clivages internes qui la menacent de dislocation...
La réflexion critique et épistémologique sur les conditions de production de tous ses savoirs pouvait apparaitre comme une couverture de l'ensemble et esquisser l'un des
« ponts » interdisciplinaires possibles entre ses deux Pôles constitutifs. Quel savoir pourrait-il en effet désormais échapper à « l'Histoire et à la
Philosophie des sciences » dont « l'Ecole » épistémologique française (de Bachelard à Foucault en passant par Canguilhem) a formé la prestigieuse et
productive lignée ?
Conscient de cette richesse pluridisciplinaire mais aussi des quelques sourdes menaces qu'elle recèle en son sein, ce Corps socio-universitaire s'est trouvé logiquement conduit à rechercher
quelques « fondements » à cette nouvelle discipline et à creuser dans son Histoire jusqu'à quelques-unes de ses plus solides « fondations »
… comme un retour aux origines scientifiques de ses « systèmes de pensée » propres.
Le « duo » Marey-Demenÿ à l'origine du premier laboratoire expérimental de motricité humaine.
La collaboration, en France à la fin du XIXᵉ siècle, d'un grand savant physiologiste Jules-Etienne Marey (1830-1904)
et d'un théoricien de l'éducation physique Georges Demenÿ (1850-1917) travaillant, de concert, au sein d'un même laboratoire, annexé au Collège de France, jette une lumière sur les tous
premiers avatars de ce que l'on a pu considérer comme une forme de « préhistoire » universitaire et comme le « prototype » d'un laboratoire de
recherches expérimentales dont l'objet s'est révélé, à travers les publications de Georges Demenÿ, comme la première véritable tentative de « rationalisation scientifique »
de l'éducation physique ; entendue au sens de Canguilhem.
Dans le contexte d'un expérimentalisme prononcé en physiologie (après les proclamations de Claude Bernard) et aussi soutenu par le positivisme triomphant et partagé des Savants et des Hommes
politiques sous la IIIᵉ République, Jules Marey reprenant Auguste Comte comprend la physiologie comme une Science « positive » en ce qu'elle doit s'attacher à ses applications techniques et
dégager ses utilités sociales. Permis par son invention d'une toute nouvelle génération d'instruments et d'appareillages d'expériences (connue sous le nom de « méthode graphique »),
Marey engage des travaux expérimentaux inédits sur tous les mouvements des organismes vivants et sur les locomotions animales ; tous soumis aux exigences des tracés cartésiens. Son disciple
et collaborateur peut donc, dans son sillage, ouvrir les premières expériences mondiales jamais réalisées sur les gestes humains connus pour être parmi les plus efficaces ; sélectionnés,
par lui, comme tels dans l'un des domaines où la motricité humaine a pu pousser empiriquement ses excellences (gestes laborieux, gymniques, acrobatiques, sportifs) ; mais aussi ceux puisés
dans le registre des maîtrises instrumentales les plus raffinées ; qu'elles soient artisanales, ou de la virtuosité chorégraphique et musicale.
Vers une éducation physique rationnelle et scientifique
C'est le vote, dès 1880, de « La Loi d'obligation de l'enseignement de la gymnastique dans tous les établissements scolaires de la République », (dégageant de nouveaux enjeux
socio-politiques et géopolitiques de cette mobilisation sociale des jeunes corps à la suite de l'effondrement militaire de la France face à la Prusse, qui amène un jeune militant de la
Cause à créer et à animer un « Cercle de gymnastique rationnelle ». Ce groupe de pression se propose de « rationnaliser ses pratiques »
(jugées trop « empiriques »)et même de vouloir assurer la formation rationnelle, sinon « scientifique », de ses cadres (Instituteurs).
En une formule alors surprenante Georges Demenÿ dit vouloir, en 1880, « s'occuper scientifiquement d'éducation physique ».
Fort d'un réseau d'appuis dans les milieux républicains, positivistes et francs-maçons, le jeune militant obtient le soutien moral, social et financier de la Ville de Paris (alors attachée
à la formation de ses propres cadres de gymnastique) qui finance une campagne d'affichage ainsi que le bulletin de ce jeune cercle positiviste composé de réformateurs.
Titulaire d'un baccalauréat ès sciences, qui le dote d'une bonne formation en mathématiques, servi par ses qualités de dessinateur et aussi fort d'une grande ingéniosité qui lui fait
songer à se présenter au concours d'entrée à l'Ecole Centrale des Arts et Manufactures, le jeune Demenÿ est présenté à Marey, par Paul Bert, au sortir de son Cours au Collège de France.
Alors en quête d'un nouveau type de laboratoire qu'il souhaite très vaste et en plein-air, Marey voit, dans son jeune admirateur, l'occasion de le réaliser grâce à la Ville. Il le prend
à son service comme « Préparateur ».
Demenÿ, qui trouve enfin un emploi, s'investit avec enthousiasme dans ce qu'il perçoit alors comme une « Mission ».
Il assure, de 1882 à 1895, la permanence et la gestion quotidienne de la Station physiologique de Parc-des-Princes annexée au Collège de France. Outre l'avantage du prestige symbolique
de cette nomination dans cette institution d'appartenance, le « Militant » devenu « Chercheur statutaire » peut ainsi profiter de tout l'arsenal
des appareillages de Marey (auquel il participe à leur fabrication et à leurs perfectionnements) pour les utiliser à sa manière. Aussi, des expériences cinématiques et dynamiques sont lancées
sous son initiative et à partir de son questionnement propre.
En résultent les prémices de la « biomécanique humaine », avant la lettre, comprise comme science des
gestes humains les plus efficaces. Marey qui s'est logiquement assuré la propriété intellectuelle de ses appareils et des clichés chronophotographiques qui en émanent, s'en réserve jalousement
la diffusion à travers ses propres publications (Marey, 1894). Mais il reste silencieux et comme étranger à cette orientation très originale de son disciple.
Et il a en effet été démontré (Pociello, 1999) que c'est Demenÿ qui, utilisant les instruments d'expérience de Marey, les applique (en l'absence semestrielle régulière de son Directeur) à ses
« sujets d'élite », choisis parmi les plus performants athlètes ou gymnastes (venus de l'Ecole de Joinville et des « Sociétés de gymnastique »
parisiennes) sur ses questionnements théoriques et technologiques propres. Il s'agit en effet pour ce chercheur méconnu de rechercher les lois qui gouvernent les gestes les plus efficaces de ces hommes
d'excellence.
Publiés chez Félix Alcan (à la « Bibliothèque scientifique internationale »), les deux ouvrages principaux de Demenÿ –Les bases scientifiques de l'éducation physique, 1902 et Mécanisme et éducation des mouvements, 1903 – esquissent les fondements philosophiques, sociaux et doctrinaux de cette ambitieuse démarche. Ils décrivent très minutieusement ses travaux de recherches personnels menés, pendant une quinzaine d'années à la Station. Ils forment aussi les bases de son enseignement dispensé au Cours Supérieur d'éducation physique (dit de l'Université) créé, pour lui, par le Ministère de l'Instruction Publique, en 1903, et qu'il dirige jusqu'à sa mort en 1917. Ce cours assure la formation supérieure des instituteurs dans cette discipline nouvelle de leur enseignement. Les rêves les plus audacieux de sa jeunesse pourront ainsi se réaliser. D'autres après lui s'inspireront de ce « Cours Supérieur » et de son « programme pour un enseignement supérieur de l'éducation physique » (1899) pour concevoir puis instituer, en 1933, les Ecoles Normales Supérieures d'Education physique.
Le « duel » Marey-Demenÿ marqué du sceau des rapports maître-élève
Eminent spécialiste de Marey auquel il reconnaît le mérite dans l'histoire de sciences physiologiques
de la création d'une « véritable néo-écriture des phénomènes vivants » (Dagognet, 1973 et 1987), François Dagognet a bien perçu et interprété la rivalité théorique
(tendue et socialement inégale) entre le Maître et le Disciple travaillant, de concert, dans le même laboratoire, avec les mêmes instruments et divergeant cependant quant à la nature de
la connaissance produite. Pour ce célèbre mareysien, le Maître très attaché aux instruments de sa méthode graphique (jusqu'à sa réservation jalouse) est « resté prisonnier de
la logique analytique et démonstrative » que lui conforte magistralement l'application ordinaire de ses inventions instrumentales en physiologie expérimentale.
Quant au disciple, bien au contraire : « il n'hésite pas à se risquer dans la logique technique et pédagogique, technologique et industrielle » ; préoccupé des
applications pratiques de cette science poussées jusqu'aux prescriptions éducatives qui peuvent en être déduites et pouvant même déboucher sur la commercialisation des appareillages
inventés à l'instar de son « phonoscope »> et de son « chronophotographe ». Ces inventions font de lui un authentique « pionnier
du cinéma » (Mannoni, 1997). Ainsi, non seulement Demenÿ ne perd pas de vue les effets techniques, sociaux et éducatifs relatifs aux avancées méthodologiques et théoriques
de cette Science physiologique mais, plus encore, il réussit le plein épanouissement de son génie de chercheur.
Connaissant le statut que F. Dagognet confère à la Technique dans son Histoire des sciences, on ne s'étonnera pas de la fermeté de ses remarques sitôt connu avec précision ce chapitre
pertinent de l'histoire d'une collaboration scientifique : « Demenÿ a élargi le mareysisme et l'a sauvé de son positivisme » (et) « au fond il a moins
renié Marey » (qui est le fondateur de cette méthode graphique qui a tout déclenché) « que résolument permis de déplacer les questions et d'infléchir les résultats
des expériences ».
Ainsi, le Disciple avait-il inscrit son idée du progrès humain par la mise en œuvre d'une éducation physique
« rationnalisée » dès les débuts de ses applications de la méthode graphique sur l'homme et renforcé ainsi sa conviction d'un perfectionnement possible de ses
facultés motrices. Car faut-il rappeler qu'il visait moins le développement musculaire de la force que de l'exaltation de ces « facultés motrices » où doivent
primer la souplesse et la flexibilité, la dissociation des syncinésies et l'affinement des frayages nerveux dont les gestes les plus délicats des musiciens instrumentistes
« d'élite » (il est lui-même violoniste de talent) offrent les meilleurs modèles de véritables virtuoses de la motricité.
Les travaux scientifiques de Demenÿ en guise de paternité des plus grandes découvertes
Dans cette controverse entre Marey et Demenÿ revue par François Dagognet, il est possible de mettre en exergue certaines remarques de Georges Canguilhem (dont il fut le Disciple), formulées dès 1943 (Canguilhem, 1972, p. 62) : « Il y a ici méconnaissance du fait que les occasions des renouvellements et des progrès théoriques sont rencontrées par la conscience humaine dans son domaine d'activité non théorique, pragmatique et technique. Refuser à la technique toute valeur propre en dehors de la connaissance qu'elle réussit à s'incorporer, c'est rendre inintelligible l'allure irrégulière des progrès du savoir et ce dépassement de la science par la puissance que les positivistes ont si souvent constaté en le déplorant. Si la témérité d'une technique, ignorante des obstacles qu'elle rencontrera, n'anticipait constamment sur la prudence de la connaissance codifiée, les problèmes scientifiques qui sont des étonnements après avoir été des échecs seraient fort peu nombreux à résoudre. Voilà ce qui reste vrai dans l'empirisme ; philosophie de l'aventure intellectuelle, et que méconnait une méthode expérimentale un peu trop tentée, par réaction, de se rationnaliser » (Canguilhem, 1972, p. 62)..
Demenÿ : un modèle à suivre pour les chercheurs et universitaires des STAPS
Aussi, en baptisant « Projet Demenÿ » cette ressource numérique qui envisage de cerner l'histoire de l'éducation physique, les membres du Collectif ont choisi
sciemment de faire référence à ce personnage complexe, hypersensible et tourmenté qui trouve d'incontestables similitudes avec ce jeune Corps professionnel à l'Université, lui-même
fragile et controversé, que représentent les STAPS, la 74ème section CNU. L'homme comme la corporation sont empreints de doutes sur eux-mêmes et remis en question par des adversaires
impitoyables inscrits dans le champ de concurrences qu'ils ont eux-mêmes contribués à faire évoluer et à structurer.
Georges Demenÿ est un travailleur acharné, un chercheur opiniâtre et un théoricien méconnu qui s'est pourtant investi avec enthousiasme dans un tout nouveau champ de recherches.
Enfin, il ne faut pas oublier qu'il a souvent et très longtemps combattu, de manière vigoureuse, ses opposants et détracteurs. Comment alors résister à cette association d'idées
s'inscrivant dans une perspective comparative visant à faire de la fougue et du combat controversé d'un scientifique brillant, soucieux de mettre en œuvre les plus remarquables
découvertes scientifiques dans des applications pratiques destinées à faire évoluer une discipline d'enseignement considérée comme anodine, un modèle pour les jeunes générations
trop souvent empêtrées dans le marasme du pouvoir des sciences, le « fonctionnement dogmatique des savoirs » dirait Georges Vigarello (Vigarello, 1978) certainement
influencé à l'époque par les travaux de Michel Foucault ?
Références bibliographiques
- Canguilhem Georges, Le normal et le pathologique, Paris, PUF-Galien, 1972.
- Dagognet François, Écriture et iconographie, Vrin, 1973.
- Dagognet François, Marey ; la passion de la trace, Hazan, 1987.
- Mannoni Laurent, Georges Demenÿ, pionnier du cinéma, Douai, Pagine, 1997.
- Marey Etienne-Jules, Le Mouvement, Paris, G. Masson,? 1894.
- Mauss Marcel, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1934.
- Ulmann Jacques, De la gymnastique au sport moderne, Paris, Vrin, 1965.
- Vigarello Georges, « Une épistémologie c'est-à-dire… réflexion sur les problèmes de la science en E.P.S. », in revue EPS, Supplément n°151, Mai-juin 1978.